Isogrammie

ISOGRAMMIE 4: Mentalités and Cultural Identities in the Acquisition of a Foreign Language

SUBJONCTIF ET MENTALITÉS

Généralités
En 1985, L’Isogramme (1) a commencé de synthétiser nos observations parmi les apprenants Nord-américains. Repris dans les seconde et troisième éditions, on y avançait qu’une « valeur altérative » était indissolublement liée au mode subjonctif. Nous avions pédagogiquement tenté de réunir sous un même chapiteau les différents mécanismes qui régissent ses emplois en milieu culturellement défavorisé, et en fonction des données des mentalités.

On a souligné bien au-delà des « psychologies de l’auteur » et des « intelligences » du texte, l’importance du contexte, de l’intentionnalité. Aussi, doit-on prendre en considération les modalités de sa réception et ses interactions avec les contraintes et déterminations au niveau conceptuel. L’usage du Subjonctif, de même que le non recours formel à ce mode, reste étroitement lié aux mentalités émettrices et réceptrices. La répression des doutes et les subtilités de l’ego tendent à limiter la communication aux emplois de l’Indicatif et de l’Impératif. Cette répression ouvre sur une communication incomplète, partielle, sclérosante, qui peut s’avérer source de violence en raison de ses frustrations conceptuelles et verbales. Dans une Europe qui élève ses barricades dans l’espoir de préserver ses identités nationales, s’il n’est guère possible d’y matérialiser une langue commune, du moins peut-on envisager nos enseignements en fonction d’une psychologie collective dont les identités en seraient les variations. Ce n’est pas la technologie qui fait défaut, mais l’adhésion à une reconnaissance effective d’une Europe des mentalités.

Les emplois du Subjonctif semblent aujourd’hui à contre-courant de l’évolution apparente de nos sociétés : ils impliquent un ralentissement, tandis que les Indicatifs et les Impératifs vont dans le sens de l’efficacité afin de promouvoir rapidité et précision dans les communications et les prises de décision. La recherche d’adéquation avec le réel tangible tend à éliminer les pulsions troubles et complexes de l’ego. Cette caractéristique s’étend aux créations utilitaires (rapidité accrue des fonctions cognitives), telles que les simplifications publicitaires, panneaux routiers, calicots et enseignes, slogans de manifs…

Passablement éloignée des manifestations élaborées de l’ego, doit-on identifier une exploitation des manifestations reptiliennes dans les rythmes, sons et programmes communément contemporains, dans le spectacle élémentaire (quoique de haute technologie) des productions « show biz »? Les romans de science fiction, les polars, les bandes dessinées, sont rarement le prétexte aux spéculations et réalisations complexes de l’ego, ils tendent à faire dépendre l’expression d’un sentiment « brut », d’une représentation spéculaire simplifiée et limitée. Autant d’indices qui démontrent une tendance croissante vers la répression de l’ego. A l’inverse, romans sentimentaux, complaisantes autobiographies, séries télévisées fort prisées, développent systématiquement les manifestations des traumas d’un ego blessé, frustré, troublé, génératrices de violence réprimée et/ou incontrôlées. La réflexion spéculaire du récepteur (« on ne comprend jamais les autres que par un secret retour sur soi-même ») engendre une prise de conscience liée à la valeur altérative du Subjonctif.

Notre familiarité soutenue avec le XVIIe siècle et notre enseignement du FLE en milieu anglophone nous ont fait prendre conscience de l’inadaptation des grammaires traditionnelles, et/ou simplifiées pour répondre aux séductions de la télécommunication. On y retrouve aussi les confusions et obstacles érigés chez les apprenants les mieux disposés, dès lors que ces descriptions théoriques à vocation normative, se confrontent au réel. En 1985, nous avons dû reformuler et proposer nos solutions sous la forme synthétique d’une « grammaire du français International ».

On a constaté depuis « belle lurette » que certaines formes du Subjonctif sont tombées en désuétude, et que d’autres étaient moins employées, au profit de l’Indicatif. Mais ce qu’il convient de souligner est la rémanence, aux niveaux conceptuel et communiquant, des « valeurs subjonctives ». C’est cependant l’exigence contemporaine de rapidité, pour une gestion accélérée du temps et de la durée, et non l’effet de la « paresse » mentionné par Martinet, qui a produit une évolution suivant laquelle la valeur subjonctive s’exprime dans les formes infinitives.

Une autre simplification traditionnelle repose sur une modélisation spéculaire dans le transfert des hiérarchies sociales aux fins de justification des emplois du Subjonctif, qui seraient ainsi déterminés par un chef ou patron (la principale) intimant ses subordonné(e)s. De notre point de vue, la nécessité subjonctive répond dans le mode affectif, aux nuances de la convivialité, de l’aversion et de la haine, de l’expression finalement irrépressible de l’ego. En situation émettrice, en apparence placé en subordination, cet ego peut très bien régenter le petit chef (principale) et en déterminer l’énonciation patronale afin de pouvoir simultanément poser la sienne. Dans la très grande majorité des cas, et dans le cadre de l’intentionnalité, la production du Subjonctif peut être simultanée à l’énonciation dans un mode d’affirmation. Concomitance et simultanéité ont ainsi pour effet de ressortir à une même action psychologique. On ne construit pas laborieusement le Subjonctif, il est émis comme faisant partie d’un effet de mentalité. Pour être compris, saisi, apprécié, « réalisé », il lui faut se brancher sur une conscience collective qui n’en repousse pas l’existence. La « méconnaissance » du réel au profit de conceptualisations méthodologiquement arrangées peut inspirer le doute et provoquer un état paralysant d’insécurité sur les réflexes cognitifs des apprenants, et des enseignants. Il peut même, engendrer une réaction de défense immédiate (reptilienne) dans la mesure où sa sécurité psychologique est menacée, agressée, d’où les « blocages » nombreux et durables.

Nous avons, principalement en Canada anglais, enseigné les langues étrangères à des groupes linguistiques socialement et culturellement très diversifiés. Les méthodes imposées, tant américaines que françaises, avaient le rare mérite de réduire la langue étrangère, soit à ses principales difficultés, présentées comme relevant d’une connaissance complexe et contradictoire, derrière le masque de règles dignes des interprétations fiscales, soit s’adonnant à une activité psittaciste particulièrement gratifiante et reposante au niveau de la pensée et de l’inconscient. L’immersion était particulièrement destinée aux fonctionnaires anglophones contraints de devoir « fonctionner » en français pour assurer leur promotion dans le cadre du bilinguisme officiel. Les volitions négatives d’une conscience rebelle étaient ainsi effacées par des automatismes enfilés tels des perles d’occasion sur le collier de la francité. On pourrait même céder à un doute pernicieux : les fruits limités de l’apprentissage linguistique permettraient-ils de réduire l’influence d’une langue étrangère au détriment de la langue nationale dominante, principalement l’anglais, en sécurisant l’apprenant de tout contact culturel approfondi susceptible de s’avérer une source de frustration pour un ego conditionné ? La « mise en situation » n’offrant guère qu’une facette fort limitée des cultures de consommation. Ce phénomène de flottage, de drave (2) des connaissances linguistiques, selon nos observations sur les étudiants du Canada anglais, d’Ibérie et de France, donne lieu à une stagnation idiomatique par défaut de structures linguistiques. En revanche l’imposition de structures linguistiques en inadéquation avec l’usage, produit un effet de paralysie lorsque ces structures traditionnelles, apprises et ancrées dans la conscience de l’apprenant, se concrétisent dans la pratique comme des sources d’insécurité. On a cependant constaté l’ancrage durable d’une bonne connaissance pratique des langues étrangères dans les institutions où l’enseignement des diverses matières se poursuit plusieurs années dans la langue d’acquisition, lorsque les mentalités n’y font pas obstacle.

Autant le développement artificiel de langues secondaires en voie de disparition est politiquement fondé pour le maintien du statu quo d’une indépendance culturelle et territoriale, autant la conservation d’une langue riche, fonctionnelle et établie (anglais, espagnol, français, portugais, japonais, mandarin, russe, turc etc.) est, du point de vue des cohésions sociales étendues et des mentalités identitaires, une absolue nécessité. L’acquisition d’une ou de plusieurs langues étrangères ne devrait raisonnablement bien s’établir que par rapport à une langue nationale, dite maternelle, structurellement bien assimilée dans le cadre des mentalités nationalistes, pragmatisme oblige...

La difficulté majeure reste le « comment? ». En état d’innocence structurelle, amateur de mots automatiquement enchaînés au fil du discours psittaciste, l’apprenant en immersion n’a pas vraiment conscience de son décalage. Enfermé volontaire, il fonctionne dans la quiétude aléatoire d’une fausse sécurité. Le contenu sémantique est submergé par une accumulation de vocables mis bout à bout comme les wagons de petits trains pour enfants, et adultes. Le contexte et l’intentionnalité sont réduits à leur plus élémentaire fraction. Le Subjonctif n’a plus sa raison d’être. L’apprentissage de ces chemineaux de la langue, peut certes reposer sur une « réplique » artificielle du réel (des mises en situation trop souvent lénifiantes et ou assez peu stimulantes), mais confronté à un argument contradictoire, la nécessité de rester dans ses expressions sécuritaires affirme un dialogue de sourds, au cours duquel l’apprenant s’enferre dans ses enfilades de vocables, passe au franglais, puis à l’anglais, pour revenir éperdu dans son idiomatique psittacisme. Nous y verrions les conséquences de son constat implicite de ne pouvoir réellement communiquer, et simultanément l’imposition délibérée de l’illusion contraire. On nous a même rapporté des cas où l’apprenant « parrot », incroyablement, estime que son échec linguistique ne peut avoir d’autre cause que l’incompétence linguistique de son interlocutrice, fut-elle « native speaker ».

Depuis plusieurs décades, nombre d’apprenants conceptualisent et utilisent les « je veux, quiero, quero, I want… », et tendraient à considérer comme inutiles, voire impropres au niveau comportemental, les « je voudrais, quisiera, querería, I would like… », car ces formes ne satisferaient pas leurs besoins essentiels et immédiats. Pour le locuteur cela relève cependant d’une question d’efficacité, d’économie de temps et de moyens, facilitant grandement les communications. L’enseignant peut certes souhaiter mettre à la disposition de l’apprenant une panoplie moins sommaire que celles des seuls Indicatifs et modes directs. Mais comment donner sa place au mode subjonctif, si les apprenants ne ressentent pas ou plus le réflexe psychologique et comportemental de sa nécessité ? Ces structures sont de plus en plus absentes. Le bien dire, la langue littéraire ne concerne guère qu’une faible minorité. La majorité des autres se montre avide de communiquer, on le remarque dans l’usage inflationniste des téléphones portables et des « blogs ». Mais cette appétence se fonde surtout, dans le cadre des facilités linguistiques dans l’exercice d’une consommation directe, sur des comportements générateurs de « gratifications » immédiates.

La capacité d’adaptation du Nord-américain est admirable, enviable, de même que la vivacité subtile moyen-orientale. Dans son milieu d’origine, le Nord-américain tendrait à reprendre aisément pied dans l’adversité, à créer son propre dynamisme, à s’en remettre à un optimisme de la versatilité (3) . Bien entendu, généraliser ce schéma aux minorités serait sans doute abusif. Mais, paradoxalement, devenu touriste ou immigrant, déplacé en milieu étranger, ce représentant d’une classe moyenne ne s’adapte que très difficilement, au mieux en surface et par transfert ou placage forcé de ses propres structures sur la réalité étrangère. Ce qui tient tant aux différences de mentalités qu’aux résistances du milieu d’accueil relevant d’un réflexe de fermeture et de défense.

En Europe, les qualifications réelles des jeunes chercheurs d’emplois pourront être confirmées dans le cadre de leurs premiers contrats de travail. En général, nous l’avons constaté en France au cours de notre dernière décade d’enseignement en faculté des Lettres, leur familiarité avec l’orthographe, la syntaxe et les lettres est relativement sporadique. Ce qui laisse imaginer l’état des connaissances dans les autres institutions, non spécialisées sur le bien dire ou écrire. Cette « méconnaissance » donne lieu à une évidente stigmatisation, aboutit à des fermetures et exclusions à partir des milieux d’immigration, à une marginalisation presque systématique des communautés d’origine étrangère. Ainsi s’accroît la difficulté des contacts et des communications, et se développe par compensation un appétit de consommation des gadgets proposés. Sous les contraintes d’un pouvoir centralisé et fondamentalement exclusif, ces états de société et des mentalités entraînent des réactions psychologiques d’enfermement, de frustration, voire de paralysie au niveau des comportements sociaux, linguistiques et conceptuels. Dans leur grande majorité, ces groupes sociaux surfent sur l’Indicatif et plus encore sur les modes de l’affirmation, dans l’ignorance relative de l’expression subjonctive. Si les sociétés européennes jeunes vivent une adhésion de plus en plus marquée au modèle nord-américain, ce modèle, tronqué et mal compris hors de son continent, n’exporte que les structures primaires d’une consommation la plus immédiate possible. S’y rattachent également les traumatismes de la violence, lorsqu’il n’est plus possible pour l’individu d’exprimer ce qu’il ressent profondément, faute d’expression subjonctive, hormis par une affirmation directe reposant trop souvent sur un acte physique. Les frustrations individuelles et collectives de l’ego contrarié peuvent apparaître comme les vecteurs privilégiés d’une violence croissante dans les sociétés occidentales (4).

Quelques  précédents

Élisions et présences du Subjonctif dans le français oral et écrit sont bien liées aux mentalités. Curieusement, les théories du Subjonctif n’y parviennent que par un détour particulièrement asocial lié aux niveaux de classe. Telle était implicitement le postulat de la « Grammaire de Port Royal (5)», qui énonçait la nécessité de la communication.

Dans La Logique de Port-Royal, au chapitre V du livre « Des sophismes d’amour-propre, d’intérêt, et de passion », les auteurs analysent les comportements dans leur relation avec le langage et la « (dé)-formation » des esprits. Ainsi, dans nos perceptions souvent faussées de la réalité, le jugement prime-t-il sur la raison. Les liens affectifs font obstacle à la « (re)-connaissance » de la vérité. Ces liens dominent et altèrent la bonne capacité de jugement. A titre d’exemple, les auteurs alignent les ethno types de la « contrariété » dans les perceptions réciproques des Français et des Espagnols, et concluent : « il est visible que cette diversité de jugement ne peut venir d’autre cause, sinon qu’il plaît aux uns et aux autres de tenir pour vrai ce qui leur est avantageux, et que les autres n’y ayant point d’intérêt, en jugent d’une autre sorte » [I.324]. Le chapitre IV fait le point de cette ambiguïté fondamentale, partant d’une observation : « nous n’apprenons à disputer que pour contredire » [VII.333] après avoir différencié « de la contradiction maligne et envieuse un autre sorte d’humeur moins mauvaise, mais qui engage dans les mêmes fautes de raisonnement; c’est l’esprit de dispute [discussion] qui est encore un défaut qui gâte beaucoup l’esprit » [VII.332]. Certains, reconnaissant assez combien ces humeurs contredisantes sont incommodes et désagréables, prennent une route toute contraire, qui est de ne contredire rien, mais de louer et d’approuver tout indifféremment; et c’est ce qu’on appelle complaisance, qui est une humeur plus commode pour la fortune; mais aussi désavantageuse pour le jugement » [VIII.334]. Ces prémisses établies, les auteurs dénoncent la séduction des prédications et des fleurs de rhétorique dans la Gazette de Renaudot : « tous ceux qui meurent sont illustres en piété » [Ibid.].

Suivant en cela la démonstration de Carlos García (6) qui, dès 1617 érigeait en principe que la répétition – procédé subliminal avant la lettre – des assertions mentales engendrait une structure qui devenait « naturelle », la Logique décrit un glissement des « humeurs » réalisé par un style factice, sur les comportements et le langage : « Il est impossible que cette confusion dans le langage ne produise la même confusion dans l’esprit, et que ceux qui s’accoutument à louer tout, ne s’accoutument à approuver tout » [Ibid.]. C’est ainsi que les logiciens de Port-Royal se penchaient sur les mentalités et légiféraient ici sans les citer, sur les valeurs modales altératives du Subjonctif. Cette référence aux humeurs et à leur adéquation avec un « naturel sublimé » appris, lié aux comportements et au langage tendrait à justifier les styles élaborés du Siècle d’Or et du Grand Siècle. Malignité et envie d’une part, et les bienfaits de la « dispute » d’autre part, sont soulignés et opposés comme nécessaires, comme étant, suivant la disposition de l’émetteur, sources de vérités.

Le Subjonctif fascine les grammairiens. Parmi les théories stimulantes pour l’esprit on citera le concept de chronogénèse décrit par G. Guillaume (7). Selon ce chronogénétisme, le Subjonctif énonce une « image-temps » qui souligne son incapacité à terminer le procès, il exprimerait une action incomplète, en devenir. Certaines analyses ne lui reconnaissent aucune valeur modale, mais une seule forme syntaxique qui, dans un contexte absent, lui accorde un simple rôle de subordination. D’autres, fort usitées, discernent une pluralité de valeurs modales, liées aux valeurs contextuelles de ses emplois. Ces « valeurs » sont bien connues et structurent la plupart des grammaires : désir, supposition, doute, ordre, possibilité, irréalité, injonction, incertitude, etc. En 1985, nous avions proposé une « valeur altérative » du réel, soit du procès envisagé, rêvé comme achevé, qui recoupait l’intuition de Guillaume et les autres valeurs établies. Notre valeur modale s’avérait ainsi fondée sur une double intention de contournement et d’agression feutrée. A cette valeur structurante liée à une psychosociologie des sociétés, nous sommes aujourd’hui tenté d’ajouter une notion reposant sur la psychologie collective, sur les scénarios de l’inconscient collectif et individuel, souvent bien difficile à discerner l’un de l’autre dans leurs effets ou « réalisations ». Il s’agit de la reconnaissance de la volonté dissolvante et gratifiante de l’« aggravation », dans le contexte des humeurs et des mentalités.

Elina Veržinskaja et Vilhelmina Vikauskienė, de l’université de Vilnius, apportent une conclusion intéressante, estimant après avoir cité nombre d’études :

[qu]’il est inexact de définir le Subjonctif comme le mode de l’irréalité par opposition à l’Indicatif qui serait celui de la réalité […], le Subjonctif n’est à proprement parler ni le mode du doute, ni celui de la négation, ni celui du sentiment, ni celui de la volonté, ni celui de l’appréciation, mais […] il exprime ce que ces différentes idées ont de commun, à savoir que l’action est simplement « envisagée » au lieu d’être « affirmée » [Soutet, 2000, 131]. On ajoutera que le Subjonctif représente le procès à travers l’esprit du sujet parlant, il désigne l’attitude personnelle du sujet parlant à l’égard de l’énoncé [Matonienė, 2002, 20].

Intériorité et intentionnalité, nous sommes de nouveau confronté à une expression simplifiée du « guillaumisme », mais cette fois implicitement liée à un problème de mentalités. L’apprenant y perdrait d’autant plus son éventuel latin que, même schématisées, ces théories reposent sur des exemples tirés d’une langue littéraire, écrite et soutenue, qui n’est plus que très rarement la sienne, même dans sa langue maternelle. Notre propos vise à la compréhension du phénomène linguistique par le layman, à partir de son expérience propre : retour aux mentalités.

Le mode subjonctif ne doit pas seulement son existence à la créativité des grammairiens. Il a préexisté à chacune des époques considérées en tant que catégorie mentale indispensable à la régulation des comportements dans les sociétés, y compris pour offrir des contournements multiples à la violence reptilienne rampante dans les sociétés comme chez les individus. Nous avions en 1985 étudié cette composante en relation avec la malice humaine, et proposé une « volonté d’altération », selon laquelle une tendance morbide s’exprimerait par « corruption » de la violence affirmée que nous avons précédemment schématisée. Si la violence repose en partie sur un non recours aux valeurs du mode subjonctif, celui-ci agirait comme le déflecteur de la première. Mais cette volonté altérative est aussi le reflet des agressions dissimulées, sournoises ou ironiques qui régissent la plupart des comportements « agoniques ». L’existence est une « perfection », toute tentative de représentation en altère la qualité intrinsèque, car à la base se retrouve toujours une intentionnalité latente. Celle-ci repose surtout sur un plaisir escompté, une gratification virtuelle dont la « réalisation » est souhaitée. Il est certes toujours possible de flatter autrui par les affirmations de l’Indicatif, mais aussi, plus subtilement et profondément, par le recours au modalités subjonctives. La gratification est alors double, acte réussi, dans les plaisirs différenciés d’un sentiment partagé par les locuteurs, à la fois originateurs et destinataires. Les bonnes mœurs exigeant d’ailleurs la surenchère lors des échanges de compliments.

Mais, envies, jalousies, convoitises et traumas non résolus, introduisent un arrière-fond de réticences, allusions et malice, une tendance morbide (8) répondant à une volonté d’« aggravation (9) ». Cette volonté altérative négative relève d’« injonctions » qui s’expriment par des séries de « strokes (10) » recourant en fait à tous les modes. C’est ici que se fondent mentalités et expressions langagières de l’ego. En prise directe sur les comportements psychologiques, le Subjonctif agit comme déflecteur et régulateur de la violence, mais aussi comme vecteur aiguisé dans le cadre de l’agression masquée, en parfaite adéquation avec les schémas de la contrariété (11) dans les mentalités. L’expression subjonctive s’avère nécessaire à l’équilibre des sociétés. Dans nombre de cas son absence n’est qu’apparente : l’exigence de rapidité des communications et des relations humaines ayant formellement éliminé les imparfaits et passés du Subjonctif au profit de présents plus accessibles et familiers, néanmoins, une valeur subjonctive atténuée se retrouve dans les infinitifs subjonctivés, qui en sont les substituts les plus usités.

Ainsi, les modalités du Subjonctif sont-elles, à des degrés divers, toujours activées suivant la maîtrise linguistique des groupes considérés. Au regard des mentalités nos sociétés n’ont guère changé depuis, peut-être, des millénaires. Pour ce qui est de l’âge moderne, les prémisses grammaticales élitistes de Nebrija et Port-Royal, n’ont que peu varié par rapport à notre époque contemporaine, guère plus que nos sociétés dont elles sont le reflet. Bien entendu, on a constaté une évolution certaine des mœurs, principalement due à la facilité des déplacements, à la prise de conscience du relativisme des identités nationales et de leur cortège d’idées reçues, aux conditions croissantes d’insécurité, etc., mais sur le fond, les réflexes collectifs sont empreints de fixité. Ce qui laisse une impression de « progrès » dans l’ordre grammatical, repose sur la créativité relative des linguistes à part entière. On note même une forte adhésion aux idéologies du Pouvoir. Si au XIXe siècle on a normalisé, « rationalisé » l’usage de la langue c’est, concernant le Subjonctif, pour le situer parmi les diktats des impérialismes du patronat et du capital (l’Indicatif). Sa fonction implicite revient alors à encourager la soumission des masses au travail, et celle des femmes au foyer ou non, en leur imposant la notion subjonctive (tronquée sinon erronée) d’une dépendance aveugle et irrémédiablement banalisée. C’est ainsi que la proposition principale, élitiste, machiste et d’illustre autorité, devait imposer sa volonté à la subordonnée. Reflets des mentalités d’alors et d’ailleurs. Dans les cas bien nets d’imposition par les Impératifs ou par les locutions exprimant la volonté et l’obligation, le « modèle » – plutôt que le « patron » – fonctionnait impeccablement, comme les belles machines de l’ère industrielle. Mais dès que sont intervenus sentiments et intentionnalités, l’ensemble a bafouillé et vacillé dans la confusion, faute de s’être penché sur les réalités psychologiques et sociologiques de la relation subjonctive, dans le cadre des mentalités.

Parallèlement à ses efforts d’actualisation et de réification culturelle, l’enseignant est confronté à une modélisation de la superficialité « made in US », et à la répression et raréfaction des structures psychologiques vécues hors des modes de l’affirmation. L’enseignement des « règles » traditionnelles relatives aux emplois du Subjonctif ne remplacera pas l’expérience vécue, même dans le cas de « situations » furtivement bricolées pour renforcer l’application des données normatives enseignées. Ces mises en situation exigent un temps précieux et tombent pour la plupart « à côté de la plaque » psychosociologique et variée des apprenants. De fait, leurs rythmes, sonorités, graphismes, rêves, jeux, sollicitations et ambitions, ne sont que très modestement présents dans les modules d’enseignement.

Dans le monde anglo-saxon il est un consensus malheureux : le mode subjonctif − que beaucoup considèrent comme un temps, souhaitant ignorer, comme souvent en anglais, cette modalité −, est en cours de disparition, sinon déjà disparu dans l’usage courant. Il serait donc inutile de s’y arrêter. Cette désignation du Subjonctif en « temps mort » serait censée résoudre le problème de l’enseignement du FLE. Il n’est pas pour cela indispensable d’être francophobe et/ou amateur d’approches sommaires, pour célébrer son abolition.

De fait, pourquoi s’ingénier à enseigner ce qui est déjà condamné ? En France même, au cœur de ce phare du monde francophone qu’était encore la Sorbonne dans les années 60, un linguiste avait voulu démontrer l’inexorable disparition du mode subjonctif chez les Parisiens. Il avait pour cela concocté une méthode originale dont les résultats impartiaux devaient garantir l’intégrité de sa conclusion. Une enquête fut menée parmi les « petites gens », soit le petit peuple des rues et des chaumières, en clair : les détenteurs de petits emplois n’exigeant ni études ni certificats de qualification, généralement occupés par des immigrants qui, réfugiés dans leur langue maternelle, guerroyaient encore pour saisir la phonétique et les structures du français environnant.

Quoique viciée dans son principe même, descendue de la chaire vers les milieux populaires, cette enquête avait cependant démontré que cette large frange de la population émigrée ne pouvait − faute d’instruction dans sa propre langue maternelle, estimerions-nous − dominer l’usage ni les formes du Subjonctif, non plus d’ailleurs que la syntaxe en général. Cette population n’était cependant pas sans complexités psychologiques dans sa propre langue. L’absence des structures de base obligeait alors à une communication en partie onomatopéique et limitée aux nécessités pratiques. Cette constante n’aurait fait que se développer au fil des décades, et ne se limiterait pas au monde francophone. En France, le problème social dit des « banlieues » a pris un caractère de plus en plus marqué par son affirmation. Sans nécessairement stigmatiser un « qui t’es toi ? » ou un « ça c’est quoi ? », qui ne sont seulement pas des caricatures, nous avions noté parmi nos étudiants de licence une curieuse dualité linguistique. Parmi cette population étudiante, sous la houlette, ou en présence, des enseignants ou des employeurs, alors désignés comme « les Français », la communication se réalise dans un français simple et plutôt correct. Mais la porte franchie, jargons, interjections et abréviations règnent alors en maîtres. Pour ces étudiants français issus en majorité de populations immigrées du Maghreb, une langue mi-française mi-berbère, vaguement anglicisée et argotique, s’emploie avec la plus grande vivacité, accent compris, sur le même lieu universitaire. Libération de l’ego individuel et collectif, dès que s’établit une distance mentale par l’éloignement physique et administratif des contraintes étatiques, ou par leur détournement coutumier dans leur recours souvent immodéré à la téléphonie mobile.

Pourquoi le castillan, pour ne prendre que cet exemple, est-il si achevé au Siècle d’Or? D’où procèdent ces styles aisés, coulants, rythmés et concentrés ou effervescents, chez Luís de León, Cervantes, Góngora, Gracián…, et combien d’autres ne pourrions-nous citer ? Cette prédominance dans la pureté d’expression de la langue est aussi une caractéristique dans les nations voisines, en particulier chez Camoens, les élisabéthains et les auteurs du Grand Siècle. En dépit des décalages spatio-temporels de ces évolutions linguistiques, on a parfois estimé que la période latine en avait été le ciment, que cette constance culturelle avait déterminé l’excellence des styles. Sans doute n’est-ce pas totalement inexact, mais ne serait-ce pas prendre le grain pondéré pour la paille des vocables de l’ego ? Nombre de latinistes, juristes exclus, ont certes jadis démontré la maîtrise d’un style original et créateur, mais géré dans un éloignement systématique de la période latine. En outre, l’essor des langues germaniques et néo-latines s’étant imposé au détriment du latin, on peut en inférer que la langue latine est très tôt devenue inadéquate à l’expression de la pensée. Alternativement, les tentatives visant à proroger une adéquation de la pensée au vecteur de communication en latin, n’ont finalement pas tenu devant les avancées rapides et nécessaires des langues modernes et des mentalités.

Les remarquables décalages chronologiques qui encadrent les cycles − apparition, essor et décadence − des manifestations idéologiques et artistiques en divers lieux, sont représentatifs de l’influence culturelle et des modélisations d’une culture sur l’autre; ainsi pour l’époque moderne de la française inspirée de l’Italie, puis de l’Espagne, et revendiquant ensuite nombre de Lumières puisées dans les influences anglo-saxonnes. Force est de reconnaître que l’expression culturelle, et/ou comportementale, est liée au mouvement des idées, aux perceptions esthétiques, aux idées reçues, en clair : aux mentalités. L’excellence stylistique des auteurs que nous avons mentionnés, reposerait donc sur les jeux de l’ego, en adéquation avec le milieu considéré. Chaque production, par son unicité, répond à une variation sur les mentalités dans les milieux psychologiques qui leur ont été propres, du fait de la diversité des mentalités dans un même lieu géographique ou politique.

Cette prise en considération des conditions de la réception par le ou les public(s) lecteurs, est liée à une création dans l’oralité. La musique des mots à la fois génère et conditionne le discours émetteur, l’auteur entend son texte, vraisemblablement, au moment de son émission, imaginée, transcrite, articulée. Qui n’a chanté sa mélodie, au moins dans les résonances de l’esprit sollicité par l’ego ? Qui n’a évoqué son spectacle privilégié dans les projections fulgurantes et/ou figurantes de l’ego projeté dans les nuées ? Nous sommes de retour à nos postulats : pour se faire entendre le message enseignant, comme le prêche percutant ou insinuant, doit passer par les rythmes et « airs » naturels, reposer sur les mentalités des apprenants. Des doutes se sont élevés concernant les bienfaits des impositions « pédantesques » issues d’un impérialisme culturel − stimulant peut-être, mais aussi lénifiant et castrateur − dans une synchronie décalée par rapport à la créativité individuelle des générations toujours plus jeunes et averties. Le son est un facteur de déplacement psychosociologique non négligeable dans l’instauration des structures mentales. Il les « marque » et les actualise, sans considération du temps ou des lieux. Peut-être, pédagogiquement, faudrait-il davantage recourir à cet outil vivant, exigeant et méconnu, pour son humour, sa représentativité, son potentiel d’affects, par son actualisation sélective (12). Cependant, il est clair qu’une dépendance très « marketing » de l’enseignant envers sa clientèle étudiante, par ses simplifications, facilités et compromis, accroît le risque de très vite chuter dans des processus de déliquescence culturelle, tragique conséquence d’une démagogie appliquée aux demandes réelles et cyniques du milieu concerné.

Dans les murs d’un enfermement communautaire, renforcé par la « télémobilité », les recours éventuels au mode Subjonctif tendent à s’annihiler. En France, la langue de fonctionnement s’impose souvent comme une alternance de français, de jargons et de dialectes régionaux. En zones urbaines, certains ont une dominante maghrébine. Au niveau conceptuel, les glissements, les confusions, les appropriations sémantiques et structurelles, abondent. Leurs caractéristiques linguistiques restent cependant liées au niveau culturel des locuteurs concernés. L’influence de ces langues communautaires est d’autant plus forte qu’elle représente le lien le plus solide entre les générations marginalisées. Ces modalités de la communication affirment l’identification et l’appartenance de ses membres à un milieu fermé, elles en renforcent la cohésion – ou enfermement – dans une mentalité contraignante. Comment les étudiants nombreux appartenant à ces communautés seraient-ils sensibles aux mécanismes du Subjonctif dans une langue qui n’est que partiellement la leur, une langue à vocation utilitaire, tel l’américain des communicants de niveau élémentaire ? Pour la majorité des étudiants, selon les régions et leurs profils prolétaires ou bourgeois, des tendances identiques se réalisent, dialectes en moins. En revanche, ce qui semble infiniment partagé est l’échange de MSM dont les abréviations – rapidité de la communication oblige encore – pourraient être perçues comme un effondrement total des niveaux syntaxiques et orthographiques. Mais ne peut-on estimer qu’en fait, le « langage » SMS est aussi peu dangereux pour la langue formelle ou courante, que la sténographie et la téléphonie ont pu l’être pour le maintien relatif des langues écrites et orales ? Il y a d’autant moins lieu de désespérer, qu’il est envisageable de reconvertir nos perspectives afin de prendre en compte les mentalités des apprenants (13), et de faire retrouver à l’enseignement une vitalité que l’on a parfois voulu croire en perte de vitesse.

Les valeurs subjonctives relèvent des mentalités, elles ne peuvent être annulées, seulement réprimées. On doit estimer qu’elles trouveront un medium adéquat pour réaliser leur expression contrôlée. Les obstacles principaux élevés à l’encontre d’une vision progressiste sont les cloisonnements – ou enfermements – administratifs, parallèles à ceux qui régissent les mentalités. Ainsi, disserte-t-on sur l’interdisciplinarité, mais sans jamais pouvoir vraiment, libéralement, l’appliquer. On rêve encore de fusions interdisciplinaires, et de leurs reconstructions en fonction des mentalités. Les mécanismes d’autodéfense des disciplines sont incroyablement reptiliens. Il semblerait que l’enseignement d’une langue doive implicitement évoquer la promotion d’un enfermement dans les chapelles idéologiques, politiques, culturelles et imagologiques en place, sans pouvoir effectivement établir des passerelles qui orienteraient cet enseignement vers le contexte réel des mentalités.

Défense  et  illustration  du  Subjonctif  en  exemplarité
« La rousse! On s’tire!(14) ». La valeur modale oscille ici entre l’Indicatif et l’Impératif. Dans l’énonciation de cette action en cours d’accomplissement, on retrouve un futur si proche qu’il est presque en simultanéité avec le présent, Mais, cette « perfection » – soit : l’action achevée, accomplie – se verrait altérée par l’emploi direct du Subjonctif : « Faut qu’on se tire! » qui énoncerait l’action à venir. L’emploi de l’Indicatif et/ou de l’Impératif du « on s’tire! » connote clairement une absence de spéculation qui, en revanche, serait présente dans l’emploi du Subjonctif. Dans le domaine conceptuel de l’action, la formulation non subjonctive s’impose par la rapidité de sa communication au niveau actanciel.

Si nous comparons la variante : « Ce conférencier, i’m’bassine, j’me tire! » (bassiner pour : ennuyer), à cette autre formulation : « Cette petite fête est très réussie [en fait : ennuyeuse au possible], j’ai malheureusement un rendez-vous très urgent, il me faut hélas vous quitter ». Cet infinitif subjonctivé pour : « il faut (hélas) que je vous quitte », implique une valeur altérative positive, où l’on prend des gants pour excuser un départ en fait « non négociable ». Par contre, la valeur altérative serait négative si le locuteur et son destinataire percevaient l’imposition d’une obligation de rendez-vous – à laquelle personne ne croirait –, pour s’offrir une délectable gratification, énonçant un désir d’aggravation dissimulé sous une courtoisie formelle et de bon ton.

Changeons le contexte du scénario imaginaire précédent, en faveur du classique : « Ciel! Mon mari!... », dans ses transcriptions au niveau des mentalités : « M…! Mon mec! Tire-toi » (dans l’urgence pressante de la situation, on s’éloigne un peu du Subjonctif « faut que tu te tires! », qui introduirait un soupçon de délai, une dangereuse temporisation éventuelle, par rapport à la réalisation urgente de l’action envisagée, soit : une fuite « sans tambours ni trompettes ». Dans la première formulation, l’action est envisagée dans l’immédiateté de sa réalisation, la connotation altérative est plus péjorative – l’amant, dévalué par les circonstances, se voyant ravalé au niveau de la pègre – que dans la seconde : « Faut que tu te tires! », qui confèrerait encore à l’éconduit un brin de considération, par l’expression d’une altération positive de l’action, différée dans sa réalisation immédiate.

Quittons les bas-fonds pour adopter un contexte plutôt bourgeois : « Partez ou cachez-vous! Il ne faut pas qu’il vous trouve ». Le genre, le vouvoiement ou le tutoiement n’ayant pas d’implications directes dans l’affaire, ici, la valeur altérative est positive, car ce qui est altéré est la catastrophe (toute négative) envisagée, si la révélation redoutée avait lieu. Au niveau de la communication, de son réalisme et de son exigence croissante de rapidité, les formulations aussi belles que longues étendraient une communication déphasée, « hors propos, à côté de la plaque! ». Ainsi, « il faudrait partir, pour qu’il ne vous trouve pas » on encore : «  il eut fallu partir pour qu’il ne vous trouvât point (connoteraient une altération « aggravante », car le mari aurait peut-être, dans la durée de l’énonciation, su extirper du placard l’amant penaud).
Au sommet des fastes de la gloire, imaginons : « Les lignes ont cédé…, cernés, décimés, foutus, sonnez la retraite! ». Successions d’actions en forme de constats clairs et sans appels exprimés par l’Indicatif et l’Impératif. Ici, encore domine la transcription d’un sentiment d’urgence et de rapidité dans la communication. Un «  Il faut sonner (…que l’on sonne) la retraite », impliquerait une valeur subjonctive faisant référence à une temporisation éventuelle de l’action, ce qui serait contraire à l’intention clairement énoncée par l’émetteur. Le recours au Subjonctif présenterait ainsi une altération dans la « perfection » de l’action immédiate envisagée précédemment.

Autre distanciation : sur le champ de bataille, parmi ses collines dévastées et ses massacres du genre humain, plaçons le commentaire attristé des généraux défaits : « Il ne reste plus que nous, il semblerait que nous dussions partir ». Ce Subjonctif Imparfait permet d’altérer la reconnaissance de la réalité d’une défaite et plate déconfiture. Au niveau de l’ego, locuteurs et destinataires jouent un scénario privé destiné à sauver du désastre la pérennité de leur personnage, à continuer de se conférer une apparence de maîtrise, à prolonger leur appartenance au cercle des décideurs, au mythe des « gagnants ». Faute de pouvoir nier la réalité de l’échec, cette valeur altérative offre la possibilité de refuser psychologiquement le constat du réel, au profit de l’énonciation – dans un contexte de connivence – d’un scénario mitigé. Dans cette « méconnaissance » d’une réalité tant physique et sensorielle que psychologique, la valeur altérative du Subjonctif est positive dans la mesure où elle introduit un filtre, voire un masque, entre la dépressive réalité et la conservation obstinée d’un ego plutôt « mal barré ».

L’emploi du Subjonctif pourrait aussi introduire une altération « aggravante » du constat réel, ou perçu comme tel, si le locuteur énonçait par ce biais un sarcasme dissimulé, voire une ironie de bon aloi, accusant implicitement l’autre de ne pas avoir réussi, de devoir porter la responsabilité de l’échec. Juxtaposé à cette valeur altérative dans « l’aggravation », l’emploi du Subjonctif apparaît comme le vecteur d’une « injonction » auto-ironique, par laquelle l’émetteur se représente dans une tentative de récupération positive de l’ego, tentative stratégiquement fondée sur les attitudes langagières et psychologiques de la connivence élitiste.

Cependant, la volonté d’aggravation ne se limite pas aux seuls emplois du Subjonctif. Imaginons un impensable scénario : l’Empereur élu d’une Pathagonie (15) lointaine, serre des mains anonymes sous l’œil des médias complices. Dans cette foule de bonne volonté, un quidam exprime son refus de conformité par un : « j’veux pas m’salir les mains! » ou « j’aurais trop peur de m’salir les mains! ». Dans les deux cas un infinitif subjonctivé traduirait la volonté d’imposition sur l’autre d’un scénario d’aggravation par la dégradation, soit : décerner implicitement au potentat en cours de « bain de foule », un brevet d’impropriété, sinon de « malpropreté ». Ce quidam réalise un scénario gagnant lorsque, froissé par ce stroke direct, mais indirect par ses implications, l’ego stimulé du chef de clan lui dicterait un embryon de discours caractéristique du reptilien : il répondrait alors par un stroke identique, murmurant – imaginons l’impensable – dans le scénario de la violence domptée, et ses fortes mâchoires à peine desserrées : « Casse-toi! Pauv’con! ». On se retrouve sémantiquement proche du « Ciel mon mari! », dans la mesure où « se casser » est employé afin d’éviter un « tire-toi! » ou « barre-toi! », perçu comme trop « peuple ». En outre, l’Empereur se serait ainsi donné apparence d’être un « dur de dur » ; compensation qui répondrait à la sourde conscience d’avoir été publiquement méprisé par le quidam.

L’ordre des éléments considérés peut être signifiant. On note la valeur subjonctive en altération négative dans l’emploi de l’Impératif (pour un : « je veux que tu te casses »), par la volonté de caractériser péjorativement l’opposant, qui se voit imposer (par réciprocité) un scénario de la dégradation. Ici, le tutoiement est connoté de mépris, envers le quidam inconnu ainsi « remis à sa place », soit hors de la bonne société. Ce qui, dans la logique scénarique explicitée, pourrait se développer en : « tire-toi d’là, c’est mon turf, t’es pas des nôtres, tu comptes pas, t’es qu’un pauv’con ». Illustration des scénarios complémentaires de l’élitisme et de l’exclusion, mais aussi de la simultanéité entre l’émission et la conceptualisation. Aussi, la chronologie inverse serait-elle également révélatrice : dans l’intellect stimulé par l’ego frustré du potentat/Parent, le terme premier ne serait pas nécessairement le reflet du « jugement », mais du sentiment (cf. supra, La Logique). Appliqué au Fils ingrat, le « Pauv’con! », refusant l’éblouissement attendu de la gloire impériale, aurait tout aussi aisément pu précéder le décret d’exclusion pour s’énoncer : « Pauv’con! Casse-toi! ». Néanmoins, la conséquence directe reste un « tire-toi d’là! », pour un affirmer un enfermement imaginé par un bannissement effectif : case closed! Il peut cependant paraître aléatoire de tenter de discerner la chronologie effective de ces termes, dans la mesure où, légitimée par l’émotion, l’énonciation se confond avec sa conceptualisation, même très limitée, l’ensemble reposant sur un automatisme de défense structurellement reptilien : « – Malpropre! – Toi-même! ».

Dans cet échange, feutré de la part du quidam/Fils, et virtuellement musclé de la part du Père, les interlocuteurs auraient cédé à leurs injonctions scénariques et émis des strokes générés par leur volonté d’altérer la « perfection » de l’autre, le premier par un discours peu subtil, et le second moins encore. Au niveau des scénarios réalisés, l’un est peut-être gagnant, et l’autre perdant sous l’œil et oreille des médias, mais leur recherche de « gratification » a été altérée dans leur attente de « perfection ». Si, à ce « jeu de vilains », nul ne semblerait devoir gagner, cet apologue « pathagonique » illustrerait naïvement la complexité des interactions entre mentalités et valeurs altératives du Subjonctif, tous niveaux confondus.

Par ces quelques exemples imaginaires, et que l’on pourrait presque multiplier à l’infini, on retrouve le chemin des mentalités, de cet ensemble acquis d’idées reçues, d’automatismes imagologiques, réflexes collectifs et individuels, dépendances par rapport aux repères culturels, aux scénarios privés et/ou partagés, aux conditionnement des comportements, et aux pressions des consciences et des inconscients collectifs. Lorsque la langue épouse ces données, elle est en adéquation à la société qui lui donne existence et dont elle gère la communication. Nos enseignements pourraient certainement utiliser des réalités scénariques reposant sur les données des mentalités. En effet, on peut s’interroger sur l’efficacité réelle des illustrations proposées sur « documents » littéraires ou fabriqués, qui tendent à proroger les diktats de règles aux contextes schématisés, planant, impérieuses dans le zénith éclairé, loin des réalités affectives. La relation enseignante avec les mentalités sollicite et « accroche » les apprenants. Selon leur niveau d’émancipation, les tabous sociaux ou religieux déjà présent dans leur expérience pourraient servir d’ouverture, sinon de tremplin. Ces convergences exigeraient sans aucun doute de nombreuses brèches dans les « murs » imposant le respect des disciplines autonomes. Mais ceci est un autre problème de mentalités ?

(1) M.L. Bareau et J. Spencer, L’Isogramme : Grammaire Synthétique du Français International, (1985), Edmonton, Alta Press, 1990. Une version préliminaire étendue de « Isogrammie III »  a été publiée dans les Actes de L’APFUE (Lérida, 2006).

(2) Il s’agit du flottage du bois coupé, dont les troncs élagués s’écoulent au gré des courants de la rivière, et vont se fixer dans les anses, baies ou estuaires, surface mouvante, traître, inquiétante de non fixité, dangereuse pour qui n’est pas expert à maintenir son équilibre sur ces troncs (cf. Félix-Antoine Savard, Menaud maître-draveur, Ottawa, Fides, 1937, chap. IV).

(3) Chez mes étudiants du Nord de la France, le côté positif de cette « versatilité », hypothétiquement étendue à 8 ou 10 emplois successifs dans l’année générait un sentiment d’horreur. L’emploi souhaité devait être « pour la vie ». Rêveries en inadéquation avec les réalités économiques et sociales.

(4) Depuis août 2008, inquiets des massacres perpétrés dans le monde scolaire et universitaire, des enseignants d’une petite école texane seront désormais armés afin de pouvoir efficacement limiter les manifestations incontrôlées de l’ego.

(5) Arnaud et Nicole, La Logique ou l’Art de penser, (1660-83), Paris, Flammarion, 1970. Comme le souligne Louis Marin, cette logique n’est plus fondée sur le raisonnement, mais sur le jugement (Introd. p.9).

(6) Carlos García, La Antipatía de los Franceses y Españoles, (1617), Edmonton, Alta Press, 1976.

(7) Gustave Guillaume : Temps et Verbe, théorie des aspects, des modes et des temps..., Paris, 1929, republié chez Honoré Champion, Paris, 1984. Voir aussi l’excellente synthèse établie par Elina Veržinskaja et Vilhelmina Vitkauskienė, dans : « L’Emploi du mode subjonctif en français contemporain et ses équivalents lituaniens ». Kalbotyra, 2004: III.52-61. Article disponible sur le net. Parmi les partisans de la pluralité des valeurs modales on retrouve : Le Bidois, M. Grevisse, G. Moignet, L. Clédat, J. Damourette, Ed. Pichon, J. de Poerck, R. L. Wagner, J. Pichon, etc.

(8)Morbide : tendance à la destruction de soi-même et/ou d’autrui.

(9) To aggravate, am. Tendance à vouloir accroître les difficultés d’autrui, en vue de sa destruction psychologique.

(10) Injonction : pulsions déterminées par les scénarios psychologiques ; Stroke : action réalisant les pulsions des injonctions (phrases blessantes ou sucrées, apostrophes, insultes, méconnaissances délibérées, etc.).

(11) Contrariété : référence aux binômes de la philosophie des contraires (cf. Bruno, et La Antipatía de Carlos García).

(12) Par exemple, l’audition du grand « Air du froid » dans King Arthur de Purcell, captive l’imagination sensorielle d’un auditoire, même non préparé, et ouvre sur le pragmatisme des mentalités au XVIIe siècle.

(13) Les résistances sont parfois déconcertantes qui forment obstacle à l’apprentissage du FLE. Nous avions, il y a plusieurs années dans une grande université lyonnaise, la responsabilité d’un groupe d’étudiants erasmus, des plus représentatif de la diversité hispanique, Portugal non inclus. Grande majorité féminine parmi ces étudiants, d’esprit vif et enthousiaste pour connaître et apprendre, bien éduquées et, bien sûr parfaitement hispanophones. Le paradoxe est que ce groupe, rejeté par la communauté étudiante autochtone ou immigrée, se mit à l’italien, les Erasmus d’Italie étant confrontés à un problème similaire. Consultés – consultation étendue aux trois groupes sympathiques et travailleurs de mes étudiants français de maîtrise LEA en espagnol –, mes étudiants eurent une réaction curieusement empreinte de xénophobie : les Erasmus espagnols venaient en France « pour leur prendre leur travail ». Ainsi ont-ils privilégié la stérilité relative des traductions techniques en laboratoire, aux très « gratifiantes » rencontres avec leurs homologues erasmus, ce qui ne se fondait guère plus ici que sur le refus obstiné d’accepter un mini-choc des mentalités.

(14) La rousse : police en action ; se tirer : argotique, pour : prendre la fuite.

(15) Contrée imaginaire, baptisée sur la base du pathos et de l’agôn, qui n’est pas assimilable à la Terre de Feu, aux abruptes et magnifiques avancées volcaniques, rehaussée par une surprenante faune, dont l’empereur.



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